La religion est un autre de ces points de divergence entre Freud et Jung. Pour Freud les religions monothéistes sont sur le modèle du père (Dieu le Père) et de ce fait le complexe d’Œdipe se met en place. À travers Totem et Tabou Freud met en avant le meurtre du père et le repas totémique que l’on retrouve sous forme symbolisée de la communion (« Ceci est mon sang, buvez-en tous, ceci est mon corps, mangez-en tous »… cannibalisme symbolique…), ce que font les hommes en crucifiant Jésus Christ, incarnation de Dieu le Père, et en communiant, en buvant le vin et mangeant le pain.
Pour Jung le sacrifice du créateur fait partie d’un processus inéluctable de la création. L’énergie primordiale se démembre pour donner naissance à l’univers. Pour les bouddhistes, la question se pose autrement, car il n’y a pas de Dieu créateur à l’image de l’homme, tout se passe sur un plan énergétique, et les Dieux font partie des créatures de l’univers, ils restent soumis au cycle des renaissances, au Samsara.
Le raisonnement freudien ne peut pas s’appliquer au bouddhisme, le modèle du père n’existe pas, chaque Bouddha est la symbolisation d’une propriété de la vérité absolue, ou d’une qualité de la volonté sage et consciente ( vérité universelle, perception neutre, égalité, pénétration, achèvement ). Freud parle du Dieu Logos (le Verbe) – comme le suggère la Bible, « au commencement était le Verbe… »- comme éventuel remplaçant des anciennes religions pour une société où la science des hommes met à mal les dogmes religieux. L’intellect remplace l’affectif. Ce qui est déjà le cas dans le bouddhisme, à cette nuance près, mais de taille, que l’expérience intellectuelle doit être agie. En dernier ressort, peu importe le niveau de culture ou d’intelligence, l’éveil passe systématiquement par l’expérience vécue dans le corps, dans l’âme (psychê ou anima) et dans l’esprit.
En ce qui concerne la foi, cette croyance en la vérité ou en une illusion, elle reste un point très obscur du fonctionnement de l’esprit humain. Sans confiance, sans foi, il n’y a pas de lien à autrui ou de lien avec un dieu ou Dieu. La confiance et la foi représente le potentiel d’investissement d’énergie, le vecteur directif, de la pensée et de l’action humaine. Pour Jung et les bouddhistes, cet élément est incontournable. Pour Freud aussi, implicitement, puisque c’est la foi dans ses recherches psychanalytiques, et les vérités découvertes, qui lui a permis d’aller à l’encontre de tous ses contemporains et de résister contre vents et marées. Pour Jung, la fois fait partie de l’homo religius – terme que j’utilise pour expliciter une fonction que Jung considère comme inhérente à l’homme – la pulsion religieuse est une des pulsions humaines, et la foi est un don de grâce pour qui la possède.
Je dirais que » la foi et l’intuition sont à l’esprit ce que la conscience est à l’âme ». C’est par la foi et l’intuition que l’on devine en filigrane l’existence de l’esprit, comme c’est par la conscience que l’on conceptualise la notion d’âme.
Pour en savoir plus sur la foi…
La religion est à la limite de ce que peut traiter la psychanalyse. Freud s’applique, dans son honnêteté scientifique, à toujours limiter les tenants et aboutissants de son œuvre. Il essaye ainsi de garder un contrôle aussi précis possible dans un effort de vérité. Regardant la religion à la lumière de la psychanalyse, il se focalise sur la notion de Père et transpose le complexe d’Œdipe. Il y a alors Dieu, le père, et l’humanité, ses enfants, et le rapport entre Dieu et l’humanité est névrotique car il empêche, dans une certaine mesure, le sujet de prendre son indépendance et d’être totalement responsable de son devenir. Cela concerne l’attitude envers les dogmes, vision étroite du monde s’ ils sont interprétés de façon rigide! En ce qui concerne l’enseignement bouddhique, la première mise en garde est contre une interprétation étroite et dogmatique de la théorie ( voir la page d’accueil, le mot de Bouddha ).
Dans « Ma vie » (chap. Voyage/ Inde, p.320), Jung exprime sa compréhension du Christ et de Bouddha Gautama : « Là, le bouddhisme s’est révélé à moi en une réalité nouvelle. Je compris la vie du Bouddha comme la réalité du Soi qui avait pénétré une vie personnelle et la revendiquait. Pour le Bouddha, le Soi est au-dessus de tous les dieux. Il représente l’essence de l’existence humaine et du monde en général. En tant qu’unus mundus « (monde un », expression de l’alchimiste Gérard Dorn) il englobe aussi bien l’aspect de l’être en soi que celui selon lequel il est reconnu, et sans lequel il n’est pas de monde. Le Bouddha a certainement vu et compris la dignité cosmogonique de la conscience humaine ; c’est pourquoi il voyait nettement que si quelqu’un réussissait à éteindre la lumière de la conscience, le monde s’enfoncerait dans le néant. Ce fut le mérite immortel de Schopenhauer de l’avoir encore compris ou de l’avoir redécouvert.
Le Christ aussi – comme Bouddha- est une incarnation du Soi, mais dans un sens tout différent. Tous deux ont dominé en eux le monde : le Bouddha, pourrait-on dire, par une compréhension rationnelle, le Christ en devenant victime selon le destin; dans le christianisme cela est plutôt subi : dans le bouddhisme cela est contemplé et fait. L’un et l’autre sont justes; mais dans le sens indien, l’homme plus complet, c’est le Bouddha. Il est une personnalité historique et par conséquent plus compréhensible pour l’homme. Le Christ est à la fois homme historique et Dieu et, par suite, beaucoup plus difficilement accessible; au fond, il n’était point compréhensible, même pour lui-même; il savait seulement qu’il devait se sacrifier, ainsi que cela lui avait été imposé du fond de lui-même. Son sacrifice l’avait frappé comme l’eût fait un destin. Le Bouddha a agi mû par la connaissance. Il a vécu sa vie et mourut à un âge avancé. Il est probable que l’activité du Christ en tant que Christ n’a duré que très peu de temps. »
L’axe principal du bouddhisme est la question de la souffrance, comme pour les médecins que sont Freud et Jung en premier lieu. Réduire la souffrance humaine est l’objectif principal. Ce qu’ont fait et font encore les religions d’ailleurs, mais la dépendance est pour certains le prix à payer.